L’ULTIMA NOTTE DI AMOR
« Dernière nuit à Milan » : La dernière tentation du flic…
« L‘ultima notte di Amore », titre original de ce film de Andrea Di Stefano, permet mieux de saisir par le jeu de mots, l’enjeu de l’intrigue. Car c’est bien de la dernière nuit de travail du Capitaine Franco Amore de la Police de Milan qu’il s’agit. Et de l’amour, il lui en faudra pour tenter de surmonter les épreuves qui s’annoncent. Dès l’ouverture, sous la forme d’un long plan séquence survolant la ville de Milan et ses lumières nocturnes pour se resserrer sur la fenêtre d’un appartement où on devine un groupe d’amis faisant la fête, avec en fond, la musique de Santi Pulvirenti qui connaît son Ennio Morricone sur le bout des doigts, on sait que débute une histoire placée sous le signe du drame et de l’angoisse. Et pour qui se souvient de l’ouverture de « Peur sur la ville », d’Henri Verneuil en 1975 avec un survol en hélicoptère, la nuit, des nouveaux quartiers de la Défense avec la musique angoissante de Maestro Morricone, on sait aussi qu’Andrea Di Stefano a des références et des maîtres à penser qui font honneur au cinéma noir.
Retour dans l’appartement où une fête se prépare. Les invités sont un petit peu excités car ils se sont réunis en secret pour accueillir Franco et fêter avec lui la fin de son avant-dernière journée de travail car dès le lendemain, ça sera fini, il partira en retraite après une carrière d’honnête homme et d’honnête policier, fier de n’avoir jamais tiré un coup de feu ni basculé du mauvais côté. D’ailleurs, il peaufine son discours d’adieu qu’il lira devant ses collègues et ses supérieurs hiérarchiques lors du pot officiel organisé le jour suivant. Il y assume son choix de l’intégrité même s’il s’en moque un peu et constate avec ironie qu’il termine sa carrière comme simple capitaine, ceci expliquant sans doute cela. Mais il n’en est pas encore là. Franco arrive donc en sueur, dans son appartement après son footing du soir. Il feint la surprise mais est manifestement ravi de retrouver tous ces visages familiers.

Les festivités peuvent alors commencer quand le téléphone sonne. Dino, le collègue le plus proche et le meilleur ami de Franco vient d’être retrouvé mort, criblé de balles en contre-bas d’une autoroute urbaine de Milan. Tous les policiers retournent aussitôt au commissariat tandis que la famille et les amis, sonnés, restent dans l’appartement devenu silencieux. La dernière nuit du Capitaine Amore sera très longue.
Les cinéphiles connaissent déjà Pierfrancesco Favino. Acteur confirmé et très connu en Italie, il semble à 53 ans, commencer à se faire un nom sur la scène internationale pour des rôles plus importants que les apparitions ou seconds rôles qu’il exécute impeccablement pour Hollywood depuis presque vingt ans. Et peut-être qu’il fallait cette cinquantaine tranquille pour donner du corps et de l’âme à cet officier de police quasi retraité, ce genre de chic type qu’on trouve dans tous les métiers du monde : loyal, honnête donc, fidèle, attentionné en famille comme en amitié et toujours avec une empathie naturelle qui ne se laisse cependant jamais entraîner vers la compromission. Car la rectitude de Franco ne va pas de soi. Elle est même assez acrobatique car si personne ne doute de lui, il évolue dans des univers où les tentations sont permanentes. Avec des collègues « plus souples » que lui et notamment son meilleur ami Dino (Francesco Di Leva), aussi exubérant que fragile et dont le jeune fils est un peu aussi le sien car avec son épouse, ils n’ont pas eu d’enfants. Sa femme justement, Viviana (Linda Caridi), dont la moralité joyeuse est disons plus élastique, peut-être influencée par sa famille, à commencer par son cousin Cosimo (Antonio Gerardi) dont les liens avec la Mafia italienne ne sont un secret pour personne. Et si Franco Amore finit au tout dernier moment (et donc au début du film) par franchir cette fameuse ligne rouge, c’est presque par hasard, à la faveur d’un très grand service désintéressé qu’il a rendu à un vieil homme qui se trouve être un parrain de la Mafia chinoise et qui veut à tout prix le remercier. Et pourtant le Capitaine Amore ne veut pas de récompense… Mais sous la forme d’un travail facile et bien rémunéré, il finit par accepter puisqu’il quitte ses fonctions dans quelques heures…
« L’ultima notte di Amore » n’est pas un film novateur, il respecte tous les codes du film noir, y ajoute quelques incursions dans d’autres sous-genres, tout en affichant une forme de religiosité pour ses maîtres qu’on ne peut que reconnaître. Verneuil donc, pour l’ouverture. Brian de Palma pour « Snake Eye » et son plan-séquence qui sera vu et revu sous d’autres angles, apportant un éclairage très différent à la compréhension de la scène et donc de l’intrigue. Michael Mann pour l’art de filmer les mondes urbains de nuit, avec ses infinies variations de bleu (et le choix d’un décor inhabituel, sur une longue portion du film dans l’entrelacs de voies, routes et passerelles d’un nœud autoroutier). Alfred Hitchcock pour le suspense d’une scène magistrale où Franco au premier plan, coincé sur la scène de crime avec juge, procureur et police des police, guide discrètement son épouse au second plan, pour qu’elle retrouve un élément clef avant des personnages menaçants qui s’agitent dans l’ombre au troisième plan. Quentin Tarantino, pour le goût des seconds rôles forts et bien écrits et ces petits écarts de ligne, faisant jaillir fugacement l’absurde ou la drôlerie dans le tragique. Et bien sûr, Martin Scorsese pour… tout le reste.
Même si la crédibilité de certains rebondissements s’étiole au fur et à mesure de l’avancement de l’histoire, l’attachement que le réalisateur a su créer autour de ses personnages, à commencer par celui de Franco Amore, fait que le pardon est assuré. Car c’est bien l’un des supers pouvoirs du spectateur que celui d’accorder son pardon. Encore plus à un vieux capitaine qui pourtant le savait bien… Il ne faut jamais déroger à sa morale, surtout pas dans une fraction de seconde de faiblesse, puisque le diable, toujours à l’affût, se jette aussitôt sur la moindre opportunité. Alors bien sûr, cette morale ne s’adresse qu’aux honnêtes gens ou du moins à ceux qui tentent de le rester la plupart du temps attendu que les autres connaissent cette sentence de Philippe Claudel : « La justice n’est pas de ce monde… ni de l’autre non plus ! ».
Pierre d’Archelet
« Hokusaï » : LE VIEIL HOMME ET LA MER…
De l’autre côté de la terre, il y a des icônes dont nous ne mesurons pas, de ce côté-ci, l’importance dans la culture de peuples dont finalement, nous ne connaissons rien ou si peu. Et pourtant, grâce au cinéma, à la littérature, aux mangas, à la musique et donc, grâce à tous les arts qui franchissent les frontières depuis des siècles, nous croyons savoir. Une seule certitude, nous avons tous dans un coin de nos mémoires, cette représentation de « la vague », l’estampe japonaise représentant un retour de pêche, un jour de tempête, avec le mont Fuji en arrière-plan et cette gigantesque vague bleue semblant avaler les fragiles esquifs des pêcheurs tentant de rentrer au port. Telle notre Joconde, copiée et reproduite sur tous les supports même les plus incongrus, « La vague de Kanagawa » figure à elle seule, pour beaucoup, l’essence même de l’art pictural du Japon.

Bien peu en revanche, connaissent le nom de son auteur et encore moins sa vie. L’humilité commande d’être prudent en affirmant qu’aucun biopic ne lui avait été consacré jusqu’à présent, tant l’ombre de Katsushika Hokusaï plane sur la totalité de l’histoire artistique de sa terre natale. Mais pour le commun des mortels, il aura fallu attendre le printemps 2023 pour découvrir le long métrage de Hajime Hashimoto, consacré au maître.
Refusant la chronologie en privilégiant les allers et retours entre jeunesse et vieillesse du peintre, Hashimoto, joue plus sur le sensoriel et l’émotionnel que sur la trame narrative classique. Et pourtant, pour le spectateur peu familier de la fin du XVIIIème siècle, il y a énormément de choses à apprendre et surtout à désapprendre. Ainsi, les samouraïs sont présentés sous un jour cru, où ils tiennent plus de la milice rémunérée, dévouée au shogun qui les paie et destinée à faire appliquer des lois, y compris celles visant à censurer les artistes qui s’écartent des règles fixées par le pouvoir local. Les mêmes samouraïs qui ne supportent pas l’idée que l’un des leurs puisse rêver d’être autre chose qu’un samouraï… En effet, à EDO, la capitale, chacun est instamment prié de rester dans la « case » qui lui est attribuée, d’en respecter les règles et surtout d’éviter de vouloir en changer, au risque d’être jugé comme traître à sa caste, voire même comme traître à sa nation. Même la production d’estampes obéit à des règles strictes (la peur de la « pollution » venant d’Occident, le refus de la perspective et l’interdiction de dépeindre les vils plaisirs de la vie et les petites gens…). Y déroger expose à voir, au mieux, son travail détruit et au pire, son existence menacée. Hokusaï n’est pas un jeune homme sympathique et suscitant l’adhésion, c’est un jeune artiste arrogant, jaloux du talent de ses confrères mais… c’est un artiste total, jamais satisfait de son travail, remettant sans cesse en cause la qualité de ses œuvres, sacrifiant tout à son art et quasi incapable de mener une vie sociale accomplie. Mais les génies ne sont jamais seuls. Ils croisent toujours les bonnes personnes au moment le plus opportun. Hokusaï aura cette chance là ; un galeriste qui croira en lui, des protections qui lui éviteront le pire, des geishas (femmes aussi belles que libres aux antipodes des clichés ayant cours) sensibles à sa peinture… Il vivra très vieux, se remettra en cause constamment et décidera à presque 70 ans, de prendre la route pour améliorer son art alors qu’il est déjà un peintre renommé. Et c’est là, autour de 1831, qu’il va « trouver » son style, cette maîtrise de l’Ukiyo-E (littéralement, les images du monde flottant) qui le feront entrer dans l’histoire des arts mondiaux au travers de sa « Vague de Kanagawa » et de ce bleu de Prusse reconnaissable entre tous.
Le film de Hajime Hashimoto, pour sa distribution internationale, a été amputé de 40 minutes, sans doute par peur d’effrayer un public non averti. Et c’est à n’en pas douter une erreur puisque depuis « Il était une fois en Amérique » et le carnage opéré par des producteurs incapables de « voir » que le génie de Sergio Leone aurait été compris du grand public, on sait que la cohérence d’un film tient dans la vison globale que son réalisateur en avait au moment de son tournage.
Mais ça serait un tort de se priver de cette fresque au sens littéral du terme, tant sa splendeur graphique laisse pantois. Il y a dans ce « Hokusaï », un ravissement des yeux qui est à chercher au-delà des décors, des paysages, des costumes ou même de la beauté des acteurs. Il y a une mise en scène, un sens du cadre qui cherche bien sûr à faire écho aux estampes du maître mais qui parvient presque à prendre le pas sur la vie de l’artiste. En ce sens, la dernière scène, trouvaille merveilleuse, pourrait justifier à elle seule de voir ce long métrage et représente le parfait symbole de cet alliage quasi magique, mêlant la forme et le fond du film de Hajime Hashimoto à la forme et au fond de l’art de Katsushika Hokusaï.
Pierre d’Archelet
« OMAR LA FRAISE » : Pulp Fiction à Babel Oued.
On l’oublie trop souvent mais le cinéma n’est pas que du cinéma. C’est aussi et surtout toute la vie qui crépite autour. Et notamment, l’aléa, l’imprévu, l’influence que l’on accepte de prendre à son compte quand on décide plus ou moins collectivement d’aller voir un film que l’on n’aurait sûrement pas choisi si on avait été seul. Il en est ainsi d’ « Omar a Fraise ». Présenté hors compétition à Cannes et avec de bons retours, le film n’a pas fait la une des journaux spécialisés et pourtant.. Il réserve de nombreuses et belles surprises. Avec un point commun propre à la nouvelle génération de cinéastes du monde entier. Ce film est un SUV filmique, un hybride cinématographique dont le réalisateur (Elias Belkeddar) agite dans son shaker, et pratiquement à parts égales, des doses de comédie, de drame, de romance, de polar ou encore de chronique sociale. Avec un sujet majeur qui crève l’écran peut-être encore plus que l’intrigue en elle-même… La ville d’Alger. Car de mémoire imparfaite de cinéphage, rarement la ville avait été filmée sous ces angles là. Il en résulte lors de la scène d’ouverture (qui en matière de mélange des genres donne le ton général) un exotisme si puissant qu’il semble provenir de l’autre côté de la terre, voire même d’une autre planète alors qu’il n’est qu’à deux heures de vol. On peut se désoler de constater que l’histoire conduit souvent à l’ignorance et à la négation de ce qui existe pourtant à côté de soi tout comme on peut se réjouir qu’il y ait donc de nouvelles choses à découvrir tout près de chez soi.

Alger donc. Terre de repli pour Omar (Reda Kateb) et Roger (Benoît Magimel), bandits magnifiques et pourtant loosers de leur état. A se demander comment ils ont fait pour devenir des caïds parisiens dont la réputation, surtout celle d’Omar, les a précédés dans la ville blanche. Omar, condamné à 20 ans de prison à Paris, n’a eu d’autres choix que de fuir dans son pays natal pour échapper à la justice française sachant bien que l’Algérie n’extrade pas ses ressortissants (du moins tant qu’ils ne deviennent pas trop gênants). Et Roger, son frère de crapulerie qui lui aurait pu rester en France, fidèle en amitié, décide de venir s’installer à Alger pour continuer l’aventure qu’ils ont débutée ensemble et qui doit se poursuivre, sinon se conclure, ainsi, tous les deux comme ils l’ont toujours fait. Logés dans une ancienne villa coloniale très peu meublée mais avec une vue panoramique sur la mer, Omar et Roger s’adaptent à cette nouvelle vie… du moins, c’est Roger qui s’adapte le mieux, lui, le français curieux et sympathique, qui noue des contacts, qui connaît bientôt plus de mots en arabe qu’Omar et finalement, se sent plus à l’aise que son ami, pourtant né ici mais devenu étranger en son propre pays. Comme Roger ne cesse de le rappeler à Omar, il faut faire profil bas et ne pas attirer l’attention, chose faisable puisque manifestement, l’argent ne manque pas et le seul écueil de taille semble être de combattre l’ennui… Mais la nature humaine étant ce qu’elle est, les choses vont s’accélérer et devenir incontrôlables.
Elias Belkeddar admire visiblement le travail de Quentin Tarantino et la transposition qu’il fait de sa violence ironique dans les quartier d’Alger est une réussite tout comme le mélange des genres qui fait passer avec bonheur du rire aux larmes ou encore à la connivence ravie quand Omar, qui l’eut cru dans ce genre de polar, tombe amoureux de Samia (Meriem Amiar), une jeune femme intègre qui se laisse séduire par ce voyou maladroit dont l’origine du surnom « La Fraise », intrigue tout le monde. Et de rencontres hautes en couleurs en rebondissements drôles et tragiques (notamment une bande de gamins criminels aussi dangereux qu’attachants), on se promène dans cette ville inconnue, où on pénètre dans d’anciennes cités HLM (Place des 200 colonnes, Climat de France…) manifestement abandonnées et délabrées, conçues à la fin des années 50 par l’architecte Fernand Pouillon – dont la biographie mériterait à elle seule un biopic – et où on ne peut s’empêcher de tenter de lire entre les lignes, dans ce que le réalisateur choisit de montrer, de taire ou de seulement suggérer.
Avec cette comédie dramatico-romantico-tarantinienne, il y a déjà la naissance d’un cinéaste dont la double culture, l’amour du cinéma et l’immense plaisir qu’il prend à diriger ses acteurs, lui permettent de livrer une fable réjouissante où les acteurs (des premiers aux plus petits rôles), par leur jeu premier degré, apportent une drôlerie rarement (ou jamais) observée dans leurs filmographies respectives. Quant à la ville d’Alger, même dans ses quartiers les plus déshérités, elle prouve que depuis « Pépé le Moko », elle reste aujourd’hui encore très cinégénique.
Pierre d’Archelet

« le cours de la vie » : Master (très) classe.
Étonnamment, la quantité d’années d’expérience cinématographique accumulée par l’équipe de direction de ce film est contre-intuitivement proportionnelle à la naïveté et à la fraîcheur qui émanent de cette histoire improbable et pourtant très touchante. Les maladresses, les incohérences « générationnelles », les passages sociétaux obligés n’y peuvent rien… La distribution de haute volée et la sincérité palpable de l’équipe du film font que cette proclamation amoureuse pour le cinéma et plus particulièrement pour le scénario, laisse à la sortie de la salle, un sentiment de bonheur, léger comme un parfum de pluie après un orage d’été.
L’école nationale supérieure de l’audiovisuel de Toulouse est en émoi, car le directeur Vincent Lartigue (Jonathan Zaccaï) a réussi à faire venir pour une masterclass, Noémie Capdenac (Agnès Jaoui), scénariste réputée afin qu’elle enseigne à ses élèves le secret de sa réussite. Alors, dire que l’école est en émoi est un peu exagéré car si les étudiants assistent à cette conférence, c’est avant tout parce que ce « cours » est obligatoire et que la notoriété de Noémie Capdenac ne les impressionne guère. De fait, le seul qui semble sincèrement ému et perturbé est Vincent, car Noémie et lui ont eu une aventure aussi intense que brève vingt ans plus tôt. Noémie est partie sans jamais revenir, sans jamais dire un mot. Leur vie en a été bouleversée ; plutôt exaltante pour Noémie, plutôt décevante pour Vincent. La préparation de la masterclass et son déroulement sur une journée, vont être l’occasion pour eux deux, comme pour les autres participants, d’analyser, de déchiffrer et de comprendre les interactions qui sont toujours à l’œuvre entre la vie privée et la vie artistique, entre le scénario que l’on écrit et ce que l’on y met de soi.
Le réalisateur, Frédéric Sojcher co-adapte avec l’auteur, un scénario tiré d’un essai autobiographique d’Alain Layrac, lui-même scénariste et professeur occasionnel dans les écoles de cinéma et recrute pour les rôles principaux, deux comédiens également réalisateurs et scénaristes, avec pour Agnès Jaoui, l’aura de l’une des des plus grandes, si ce n’est la plus grande scénariste que l’histoire du cinéma français ait jamais compté. La légitimité est donc là et finalement, il est évident dès les premières minutes que la réécriture du scénario par le réalisateur et son auteur, a été faite en pensant exclusivement à la comédienne, tant on y trouve absolument tout ce que l’on s’attend à y trouver dans une fiction centrée sur Agnès Jaoui. Cela semble si « vrai » qu’on ne serait pas surpris de voir apparaître la silhouette de Jean-Pierre Bacri en arrière plan ou d’entendre ses bougonnements mêlés au fond sonore, entre rires d’enfants sortant de l’école et brouhahas à la terrasse du restaurant. La mécanique du film est ensuite très classique et les quelques libertés créatrices prise par le réalisateur pour ne pas s’enfermer dans une narration trop linéaire ou dans la nasse de la pièce de théâtre filmée ne parviennent pas à dépoussiérer la mise en scène mais c’est sans doute sans grande importance car le plaisir est ailleurs.
Les atermoiements de Vincent, la réelle masterclass de Noémie/Agnès dont on note chaque conseil, la séduction qui s’opère progressivement sur les élèves, le rôle de Louison (Géraldine Nakache), la belle-sœur de Vincent, qui fait le lien entre tous les « clans » du film (Noémie, Vincent, les étudiants, les spectateurs et les absent(e)s dont on parle beaucoup…), les quelques portraits de personnages secondaires intéressants, avec une mention particulière pour le celui d’Antoine (Guillaume Douat), insupportable premier de la classe, arrogant et agressif et qui pourtant… Tout cet ensemble fait que le film attrape le spectateur par le cœur car malgré ses défauts et ses « erreurs » assez incompréhensibles sur la caractérisation de certains personnages (les rôles de jeunes semblent avoir été écrits par des nonagénaires s’intéressant aux questions sociétales de 2023 après seulement quelques heures de recherches sur internet…), on assiste quand même à une véritable profession de foi, sincère et passionnée pour le métier de scénariste et finalement de tous les métiers qui concourent à la création d’un film ou d’une pièce de théâtre. Et c’est aussi et surtout une déclaration d’amour aux acteurs en général et probablement, à Agnès Jaoui en particulier.
Pierre d’Archelet

“ RAMONA FAIT SON CINEMA »
Déjà, une découverte. Lourdes Hernandez, l’actrice principale de cette fable légère comme un rire, le soir, à la terrasse d’un bar de plage. Le plaisir de découvrir des univers cinématographiques du monde entier implique de tout découvrir ; des noms, des visages, des musiques, des atmosphères, sans parler des problématiques propres à chaque culture. Lourdes Hernandez donc. Actrice quasi débutante mais artiste accomplie. Quelques rapides recherches et c’est la chanteuse de « Russian Red » (du nom de son rouge à lèvres… plus difficile à porter aujourd’hui) qui se dévoile, avec sa voix cristalline et la justesse de son chant, oscillant avec élégance entre Lana Del Rey, Axel Red et Ana Torroja. Et la comédie lui va bien tout comme elle sied bien à la comédie. Comment ne pas s’enthousiasmer pour cette nouvelle génération qui propose toujours quelque chose de neuf, avec un amour sincère du cinéma et une parfaite connaissance des gammes, des couleurs et des identités de ses maîtres à filmer. Andrea Bagney, la réalisatrice, use d’un noir et blanc très classieux pour le réel (mais l’est-ce bien, réel ?) pour mieux illuminer sa pellicule de couleurs almodovariennes dès qu’on bascule dans la fiction (mais est-ce bien de la fiction?). Le spectateur n’est pas perdu pour autant puisqu’il a déjà vu ce procédé à maintes reprises depuis la nouvelle vague mais le grand plaisir qui jaillit de ce conte urbain, tient dans une volonté manifeste (qui serait encore plus extraordinaire si elle était impensée…) de ne pas s’enfermer dans un genre, dans une case et de finalement devoir choisir entre cinéma d’auteur et comédie populaire. Offrant le meilleur des deux mondes, il n’y a plus qu’à se laisser emmener dans les rues madrilènes à la suite de la pétillante Ramona et des deux hommes entre lesquels elle va devoir choisir… ou pas.
Ramona et Nico, jeune couple cool et attachant, ont vécu à Londres mais reviennent s’installer à Madrid. Nico (Francesco Carril) est cuisinier et Ramona vit de petits boulots même si son vrai désir reste de décrocher un rôle au cinéma. Elle a rendez-vous le lendemain pour un casting et en attendant ce grand jour, elle rentre dans un bar et y fait la connaissance de Bruno (Bruno Lastra). S’en suit une discussion animée, comme seules les rencontres avec des inconnu(e)s peuvent en produire, au cours de laquelle ils vont se livrer presque entièrement, sur leurs petits tracas, leurs grands questionnements, avec beaucoup de verve, d’humour et peut-être aussi le plaisir coupable à se laisser aller à quelques propos teintés de conspirationnisme auxquels on ne croit guère mais qui soulagent quand on les partage avec une rencontre de bistro qu’on n’est pas censé revoir… Au bout de ce long moment passé ensemble, Bruno est persuadé qu’il a trouvé la femme de sa vie et Ramona s’enfuit, effrayée par cette déclaration d’amour qui remet en cause sa vie douillette avec un Nico parfait à tous points de vue. Bien sûr, le lendemain quand Ramona arrive pour son casting, le réalisateur n’est autre que Bruno et le reste – notamment le casting en lui-même qui est un pur moment de comédie – appartient à ceux qui auront le plaisir de voir cette comédie, aussi amoureuse du cinéma qu’elle l’est de ses personnages.
Pierre d’Archelet

« L’ENVOL » : Juliette met les voiles.
« L‘envol » est un film étrange où sur certains plans, on se persuade d’assister à quelque chose de réellement unique et où, quelques secondes plus tard, cet espoir s’envole aussi fugacement qu’il était apparu. Pietro Marcello n’est plus un réalisateur novice, c’est même un documentariste reconnu. L’Envol est son troisième long métrage et comme pour le second, il adapte un roman du début du 20ème siècle, « Les voiles écarlates » de l’écrivain russe Alexandre Grine.
A la fin de la Première Guerre mondiale, Raphaël (Raphaël Thiéry), un menuisier taiseux, puissant et blessé, rentre au village dans le Nord de la France où il apprend que sa femme adorée est morte en couches en mettant au monde leur petite fille, Juliette. Recueillie et élevée par Madame Adeline (Noémie Lvovsky), une forte femme qui tient tête à l’adversité, Juliette va apprivoiser son père, ce géant aux mains d’ours tout comme Raphaël va savoir apprivoiser cette fillette pour laquelle il se montrera un père dévoué et attentionné. Les coups durs, la dureté de cette France rurale de l’après-guerre et la bassesse généralisée n’empêche pas les moments de tendresse entre le père et sa fille, mais aussi avec Madame Adeline et quelques rares personnages, qui ne sont peut-être pas les plus avenants mais au moins qui sont intègres quand tous les autres, à commencer par les commerçants et les bourgeois au sens large sont tous vils, cupides et potentiellement violeurs
Un jour, Juliette, devenue adulte, croise le chemin de la sorcière des bois (Yolande Moreau) qui lui prédit que bientôt, son prince viendra à bord d’un vaisseau aux voiles écarlates et l’emmènera loin de ce monde vers le bonheur et la lumière. Tout le monde se moque de Juliette (Juliette Jouan) qui bien évidemment souhaite ardemment que cette prophétie se réalise. D’autant plus que le temps n’a pas arrangé les choses et que suite à une lourde faute (excusable ?) de son père, elle est devenue tout comme lui, une paria dans le village suscitant au mieux l’animosité ou au pire une convoitise malsaine. Alors quand Jean, un jeune et bel aviateur (Louis Garrel), tombe littéralement du ciel avec son avion aux ailes d’un rouge écarlate, la prophétie paraît devoir se réaliser…

Pietro Marcello use de plusieurs grammaires pour construire son film, que ce soit à l’aide d’images grossières, presque sales ou au contraire, très travaillées, lumineuses et léchées. Et en documentariste qui ne se renie pas, il entrecoupe ses plans de fiction avec de vraies images d’archives, notamment de combats et de la vie ordinaire dans les tranchées ou sur les champs de bataille. Le procédé réussit souvent puis parfois, donne un sentiment de trop, de surlignage excessif, de sursignification une peu lassante. Que ce soit dans le roman originel de 1923 ou dans son adaptation par le cinéma soviétique en 1961, la symbolique des voiles écarlates qui emmènent la jeune fille vers un avenir radieux est limpide (le monde communiste qui est en train de se bâtir ne peut que promettre un monde meilleur). Dans la version de Pietro Marcello, sa vision de « l’homme nouveau » qui viendra arracher Juliette à la médiocrité ambiante est peut-être plus elliptique mais sa description des ennemis de la cause du peuple, dans ce petit coin de campagne de Picardie, ne permet pas de doute… toute ascension sociale condamne à la corruption et au reniement de sa classe, thème abordé dans chaque œuvre de Marcello. Et pourtant… dans sa façon de filmer les mains de Raphaël lorsqu’il sculpte le bois, pour son travail à la menuiserie locale, pour les jouets qui fabrique et que Juliette vend à la ville (confrontation de mondes qui finissent et et qui renaissent avec de nouvelles attentes…) ou pour le Graal que Raphaël a obtenu, à savoir la commande de la figure de proue d’un navire, cette caméra là est amoureuse de l’art qui se façonne sous son objectif, amoureuse des mains abîmées et noueuses de Raphaël qui deviennent belles car animées d’une vie propre et d’un sens du beau qu’un léger recul de la caméra ne saurait laisser deviner. Tout n’est donc pas perdu dans le monde de « l’Envol », il y a encore quelques beaux moments supplémentaires où les amoureux paraissent si bien ensemble, où la complicité entre un père et sa fille illumine chaque scène, et où il y a des personnages qui attirent forcément la sympathie, telles Noémie Lvovsky ou Yolande Moreau. Et puis il faut savoir battre en retraite devant la fin astucieuse, qui vient contrecarrer les certitudes que le film nous avait amené à échafauder.
Alors oui, même si « L’Envol » peut paraître parfois un peu lourd et assez foutraque dans ses multiples écritures artistiques – par forcément fongibles entre elles -, sans parler de l’incursion surprenante d’un passage flirtant avec la comédie musicale version Jacques Demy, « L’Envol » mérite pourtant le détour car le beau l’emporte, la musique de Gabriel Yared distille son charme qu’avec des comédiens comme ça, on ne peut pas se tromper totalement, tout le temps.
Pierre d’Archelet